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Dans l'antre du magicien, Béthanie était la seule qui semblait ne pas s'ennuyer. D'un naturel curieux, elle s'était mise à explorer tous les recoins de leur refuge temporaire. L'environnement du chalet suisse n'était qu'une illusion, même si les meubles et la grande fenêtre qui s'ouvrait sur les montagnes étaient bel et bien solides. Elle avait tenté, en vain, de le transformer en grand hall médiéval, mais l'enchantement de l'immortel ne pouvait être altéré par une adolescente sans aucun pouvoir. Béthanie s'était donc attaquée à la cuisine, où pendaient du plafond toutes les sortes imaginables de casseroles. Elle n'avait qu'à prononcer le nom du mets qu'elle voulait manger, et celui-ci apparaissait immédiatement sur le grand comptoir.
— Il faudra que je demande au magicien de jeter ce sort chez moi ! s'exclama-t-elle, enthousiaste.
Elle poursuivit son enquête du côté de l'imposante bibliothèque. Alissandre l'avait-il fait apparaître pour les divertir ou lui appartenait-elle vraiment ? Elle opta pour la seconde hypothèse lorsqu'elle tenta d'en lire les titres, car ils étaient tous dans des langues qu'elle ne connaissait pas.
— Le magicien ne les a donc pas placés là pour que nous puissions les lire, soupira-t-elle.
— Il ne les lit pas lui-même.
— Qui vient de parler ?
— Je suis le livre de magie qu'il a consulté afin de créer pour vous un décor plaisant.
— Mais vous venez de dire qu'il ne lit pas.
— C'est exact. Il n'a pas besoin de déchiffrer notre contenu pour y avoir accès.
— Je ne comprends pas.
— Nous lui récitons ce qu'il a besoin de savoir.
— Chouette ! Où êtes-vous, exactement ?
— Je préfère ne pas me montrer, car en raison de mon âge, je ne suis plus vraiment présentable. Ma couverture est usée et certaines de mes pages commencent à s'effacer.
— J'ai appris très jeune à ne pas me fier à l'apparence des choses ni des personnes.
— C'est très rare chez les humains.
— Je vous assure que cette attitude commence à gagner de plus en plus de gens. Mon père l'enseigne dans une école de Colombie-Britannique depuis des années et ses efforts commencent à porter des fruits. Il y a même eu des émissions télévisées consacrées à sa philosophie de tolérance.
— Il faudra nous fournir plus d'informations sur ce sujet.
— Avec plaisir. Je crois que mon père sera honoré de vous remettre toutes ses notes. Je pourrais aussi vous donner le DVD des émissions en question.
— Je ne sais trop ce que c'est, mais nous acceptons tous les dons.
— J'aime bien votre sens de l'humour.
— Ah bon.
— Est-ce vous qui faites apparaître tout ce dont j'ai envie ?
— Dans la mesure du possible, oui.
— Alors merci pour l'épée, mais j'aurais besoin d'un partenaire pour pratiquer.
Un jeune homme de son âge apparut, visiblement surpris de se retrouver dans le chalet. Il était vêtu comme Galahad.
— Bonjour, je m'appelle Béthanie, se présenta-t-elle. Vous avez été choisi pour m'aider à parfaire mes techniques d'escrime.
— Mais les filles ne se battent pas à l'épée, protesta-t-il.
— Ne pourriez-vous pas m'en trouver un qui ait l'esprit moins étroit ? se plaignit l'adolescente en se tournant vers le grimoire.
Le jeune homme disparut et fut remplacé par un homme un peu plus mature qui ressemblait beaucoup à un mousquetaire.
— Pourquoi suis-je ici ? s'enquit-il avec un charmant accent français.
— Je cherche un excellent maître d'armes, l'informa Béthanie.
— Personne n'est meilleur que moi dans tout le pays.
— Avez-vous un nom ?
— Je m'appelle François de Tours.
— Moi, c'est Béthanie de Nouvelle-Camelot. Enchantée de faire votre connaissance, monsieur François.
Pendant qu'elle croisait le fer avec le personnage sorti tout droit d'un livre d'histoire, les adultes étaient réunis au salon, plus pessimistes. Même s'ils recevaient en claquant des doigts tout ce dont ils avaient besoin, cet endroit n'en demeurait pas moins un lieu de captivité.
Mélissa s'était endormie sur un canapé. Elle tenait entre ses doigts le petit bouclier en cristal qui pendait à une chaînette attachée autour de son cou. Nicole la trouvait bien silencieuse depuis l'enlèvement d'Aymeric. Sans la réveiller, elle posa la main sur son front pour voir si elle faisait de la fièvre. Sa peau était tiède et normale. Sans doute sa souffrance était-elle intérieure. Beaucoup de gens étaient incapables d'exprimer ouvertement leur chagrin. Nicole ne craignait pas de pleurer en public lorsqu'elle avait de la peine, mais Donald se transformait en clown. Rassuré quant à la santé de sa fille, elle retourna auprès de son mari en se demandant comment occuper son temps.
Devant eux, Amy et Hélène étaient assises ensemble sur le sofa. Il était curieux de voir ces rivales tenter de se réconforter mutuellement.
— Même si je sais que Terra avait perdu la mémoire lorsqu'il est tombé amoureux de toi, je ne peux m'empêcher de me sentir trahie, avoua Amy.
— Je te comprends, sympathisa Hélène. Mais s'il n'avait pas recouvré la mémoire, c'est toi qui aurais élevé tes enfants seule parce qu'il serait resté avec moi à la réserve.
— C'est parce qu'il était vulnérable que tu es tombée amoureuse de lui ?
— Pas du tout. J'ai tout fait pour conserver mon professionnalisme, car il n'est pas dans mes habitudes de m'éprendre de mes patients. C'est plutôt lui qui a vu quelque chose en moi. Il n'arrêtait pas de me dire qu'il avait l'impression de me connaître depuis toujours. J'ai longtemps repoussé ses avances pour ne pas souffrir. Quand mon mari est mort, je me suis jurée de ne plus jamais m’attacher à qui que ce soit. Ça fait trop mal de voir partir ceux qu'on aime. Mais Terra m'apportait tellement de réconfort…
— C'est sûrement en raison de ses dons de guérisseur.
— Je comprends maintenant ce qu'ils sont, bien que j'aie encore du mal à admettre l'existence de créatures surnaturelles et de facultés magiques. Terra me disait souvent des choses bizarres. Par exemple, il prétendait que lorsque je le touchais, il me voyait portant une longue robe blanche et d'innombrables bijoux, jusque dans les cheveux.
— C'est parce qu'il possède aussi le don de retrouver le passé karmique de certaines personnes. Apparemment, les anges lui ont offert de rembourser certaines dettes qu'il a accumulées dans d'autres incarnations. Dès qu'il croise la route d'une personne qu'il a autrefois lésée, il le sait tout de suite et il tente de réparer ses torts.
— Il a choisi une bien étrange façon de se racheter, en ce qui me concerne.
— Tout cela était nouveau pour lui aussi et il lui arrive de commettre certaines maladresses. On ne nous enseigne pas ces choses-là à l'école.
Donald bondit sur ses pieds et se mit à arpenter la pièce, devant la grande baie vitrée. Il ne pourrait certainement pas rester des mois dans cet asile, car il avait des patients à soigner à l'hôpital de Nouvelle-Camelot. Alissandre avait-il réussi à traquer le sorcier ? Ses amis étaient-ils en danger ? Maintenant que les femmes étaient en sécurité, il regrettait de ne pas avoir suivi le magicien.
— Donald, calme-toi, lui recommanda Nicole en le voyant devenir de plus en plus nerveux.
— Je veux juste savoir ce qui se passe dans le monde extérieur.
— Seul l'œil omniscient pourrait satisfaire votre curiosité, répondit une voix.
— Alissandre, est-ce toi ?
— Non, je regrette de n'être que sa plus ancienne encyclopédie.
— Où puis-je trouver cet œil ?
— La dernière fois que nous l'avons vu, le maître le remisait dans une malle.
Intéressée par cette nouvelle quête, Béthanie mit fin à sa pratique d'escrime, remercia François et le fit disparaître par sa seule volonté. Tout comme Donald et Nicole, elle se mit à fouiller partout jusqu'à ce qu'elle découvre un petit coffre en bois au fond d'une caisse plus grande.
— Quelque chose comme ceci ? fit-elle.
— Oui, je crois que c'est cela.
L'adolescente déposa sa trouvaille sur la table, sous les regards intéressés du médecin et de sa femme. Elle ouvrit prudemment le couvercle et découvrit une boule de cristal enveloppée dans un carré de soie noire.
— Est-ce dangereux ? demanda-t-elle.
— Seulement si on laisse l'œil trop longtemps à découvert.
— Comment fonctionne-t-il ? s'enquit Donald.
— Le magicien mettait la main dessus en prononçant le nom de l'endroit ou de la personne qu'il voulait voir.
— Pas de formule magique ? s'étonna Béthanie.
— Cet objet n'en requiert pas, car il est suffisamment puissant.
— Bon, faisons un essai.
Elle retira la sphère transparente de l'enveloppe sombre et posa sa main dessus.
— Je veux savoir où est Aymeric.
Donald aurait préféré qu'elle s'enquière des progrès des adultes et espéra pouvoir utiliser cet instrument de connaissance à son tour. Le cristal de la boule se brouilla, tandis qu'elle semblait se remplir de fumée immaculée. Puis, soudain, une image y apparut. C'était Aymeric qui tirait sur un énorme anneau en fer, comme s'il tentait d'ouvrir une porte qui refusait de céder.
— Merci, fit une voix qui sema aussitôt la terreur dans l'âme de l'adolescente.
La fumée passa du blanc au noir, et le visage du sorcier s'y dessina, arrachant un cri de frayeur à Nicole.
— Justement, je les cherchais, ricana Mathrotus.
Sans hésitation, Béthanie recouvrit la sphère du carré de soie et la flanqua dans le coffre, dont elle fit vivement claquer le couvercle.
— Je viens de trahir mon frère, se désola-t-elle, les larmes aux yeux.
Amy et Hélène accoururent.
— Tu n'avais aucune façon de savoir ce qui allait se passer, répliqua Donald. Et puis si l'on doit jeter le blâme sur quelqu'un, ce ne sera pas sur toi, puisque c'est moi qui voulais voir ce qui se passait à l'extérieur.
— Comment puis-je aider Aym, maintenant ?
— Nous cherchons la réponse à cette question, affirma l'encyclopédie.
— Nous ne sommes pas des magiciens, ma chérie, s'opposa Amy. Je pense que nous devrions cesser d'intervenir pour le moment.
— Je dois trouver une façon de prévenir Aym.
— Même si je déteste cette impuissance, ta mère a raison, Béthanie, ajouta Donald. Nous devons laisser Alissandre et ton père régler leurs comptes avec le sorcier.
Le médecin déposa le coffre sur la plus haute tablette de la bibliothèque et ramena tout le monde dans le salon. En s'efforçant de reprendre son humeur joviale, il proposa une partie de cartes. Les femmes n'en avaient pas vraiment envie, mais elles avaient besoin de se détourner de leurs pensées négatives. Béthanie se prêta au jeu, surtout pour rassurer Amy.
Elle mangea ensuite avec le groupe et se coucha en boule dans son lit pour la nuit, ou du moins ce qui semblait l'être à travers la large fenêtre.
Une fois que tous les autres furent endormis, l'adolescente quitta ses couvertures et se rendit au salon sur la pointe des pieds.
— J'ai une question, chuchota-t-elle, et ne parlez pas trop fort.
— Nous y répondrons de notre mieux, murmura l'encyclopédie.
— Comment pourrais-je sortir d'ici ?
— Tant que le maître est en vie, il est le seul à pouvoir vous ramener dans votre réalité.
— Donc, s'il devait lui arriver malheur, nous serions enfermés ici pour toujours ?
— Pas du tout. S'il devait être détruit par son rival, le lien qui nous unit à lui serait brisé, ce qui nous obligerait à obéir au second commandement qu'il nous a laissé avant de partir.
— En quoi consiste-t-il, si ce n'est pas trop indiscret ?
— Nous vous offririons de partir après avoir vérifié que le monde extérieur n'ait pas éprouvé trop de dommages.
— Ce sont vraiment les seules façons de retourner chez nous ?
— Je le crains.
— Désirez-vous que l'un de nous vous raconte une histoire pour vous endormir ?
— J'ai passé cet âge, mais ce soir, je crois que cela me ferait du bien.
Elle écouta donc avec intérêt le récit des débuts du jeu entre le sorcier et le premier magicien, jusqu'à ce que ses paupières soient trop lourdes pour rester ouvertes.